DEUXIÈME PARTIE – APPRENTISSAGE : UNE PARTIE DU REMÈDE
On forme trop de jeunes sans les compétences attendues, pour des emplois qui n’existent pas toujours.
On parle d’égalité, mais on perpétue les écarts.
On dépense beaucoup, mais pas au bon endroit.
Et pourtant, au cœur de ce déséquilibre, un modèle s’impose peu à peu.
Un modèle qui interroge nos certitudes sur la valeur du diplôme, sur la place de l’expérience, sur la manière même d’apprendre.
Une autre façon d’articuler savoirs et emploi, école et entreprise, ambition et réalité.
Faut-il y voir une simple tendance, ou le signe d’une évolution plus profonde ?
La suite pourrait bien changer notre regard sur l’enseignement supérieur.
1. Professionnalisation : apprentissage, une formule gagnante
C’est la loi Seguin, en 1987, qui rend les formations du supérieur éligibles à l’apprentissage, comblant ainsi les lacunes de la loi « Delors » de 1971. Il n’a cessé de se développer depuis. Objectifs : professionnaliser et attirer de nouveaux profils.
Le premier bond quantitatif se produit à partir de la création de la licence professionnelle et du grade de mastère. Entre 2005 et 2010, le nombre d’apprentis augmente de 57,7 % pour atteindre 110 000 apprentis[1]
La formule fait globalement consensus. Bien avant la loi de 1987, elle est pratiquée dans certaines disciplines. Qui songe à contester l’internat de médecine ? Il en a tous les atours…excepté le nom…
2. Un + incontestable : la qualité de l’emploi
On l’oublie parfois, l’apprentissage est un contrat de travail. 100 % des apprentis ont donc un emploi ! Une situation qui ne sera pas sans conséquence pour accéder à l’assurance chômage ou sur leur retraite !
Mais qu’en est-il à la fin du contrat ? Les apprentis accèdent-ils plus facilement à l’emploi que leurs camarades étudiants ?
Si l’écart est plus faible que pour les formations allant du CAP au BTS, ou le taux d’emploi des apprentis, 12 mois après la fin de la formation, est de 20 points supérieurs à celui des élèves, il n’en est pas moins de 5% pour les niveaux supérieurs[2][3]. Un taux qu’on aurait tort de considérer comme négligeable dans un pays ou le chomage des jeunes est de 5 points supérieurs à la moyenne européenne.
La valeur ajoutée de l’apprentissage porte aussi sur la qualité des emplois occupés à la sortie des études : A l’issue, les apprentis trouvent plus facilement un CDI : 70% des jeunes diplômés Bac+ 3 formés en alternance sont dans cette situation contre 47% pour les autres étudiants de même niveau[4].
3. Un autre + : une rémunération qui améliore les conditions de vie des étudiants
Une seconde progression forte de l’apprentissage se produit donc à partir de 2020 et la crise COVID. Facilitée par la réforme de 2018, la montée en puissance de l’apprentissage est dopée par la combinaison des trois facteurs suivants.
D’une part, les entreprises entendent ne pas reproduire le coup de frein à l’embauche des jeunes en 2008-2012 au plus fort de la crise des « subprimes ». Cette politique avait handicapé la reprise à son issue. L’apprentissage est devenu le marqueur de la politique de recrutement. L’instauration de la prime exceptionnelle, certes conditionnée, encourage le recrutement d’étudiants jusqu’au mastère dans les entreprises de toutes tailles.
D’autre part, les écoles développent leur offre en apprentissage. Il s’agit de compenser la perte des étudiants étrangers, empêchés en raison de la pandémie.
Enfin, le nombre de jeunes candidats est en hausse : le taux d’obtention du baccalauréat, à l’été 2020, est particulièrement élevé, et nombre d’étudiants cherchent un substitut à la perte de petits boulots, par exemple dans la restauration ou le commerce, générée par la crise sanitaire. L’apprentissage sert alors d’amortisseur aux difficultés de vie rencontrées par les étudiants.
Mieux connu des jeunes, qui ne rechignent pas à combiner études et travail, il s’est depuis imposé durablement : la demande reste forte et ne s’est pas démentie.
4. Un ascenseur social en marche pour nombre de jeunes
Enquête après enquête, les chiffres se confirment. L’ascenseur social est une réalité pour nombre de jeunes.
Parmi les nombreux chiffres qui en attestent : 21% des apprentis des entreprises de l’assurance, des banques et du conseil (dont ingénierie et numérique) sont issus des quartiers prioritaires de la ville[5]. L’ascenseur social est donc une réalité, en particulier dans les écoles de commerce et plus encore dans les formations d’ingénieurs : 43 % des apprentis ont des parents cadres et 21% des parents employés ou ouvriers alors que ces proportions sont de 58 % et 14 % pour les autres étudiants[6].
En outre, l’alternance permet bien à des jeunes issus de milieux moins favorisés d’accéder à des études supérieures plus longues ou à un établissement auquel ils ne pourraient accéder autrement. Plus de la moitié d’entre eux estiment qu’ils n’auraient pas pu poursuivre leurs études sans cette alternance.
Enfin, il est notable de constater que le nombre d’étudiants boursiers a baissé de 23 % dans les filières d’ingénieurs universitaires, de 8 % dans les filières d’ingénieurs hors universitaires et de 14,5 % dans les écoles de commerce[]. Bref, dans les filières où l’apprentissage a le plus d’impact, le nombre de boursiers baisse. Ce n’est pas sans conséquences sur les finances publiques…
5. Un gain pour le budget de l’État
Les arguments en faveur de l’apprentissage sont nombreux. Ils dépassent largement les aspects financiers et budgétaires.
Parmi ceux-ci, il est utile de rappeler que la production de biens et des services des apprentis génèrent des recettes, y compris fiscales. Il en est de même pour les rémunérations des apprentis, « réinjectées » dans l’économie du pays. À l’effort budgétaire de l’État, il faut donc rapporter les recettes générées. Un rapport gagnant selon plusieurs études (ASTERES en 2020[8], GOODWILL[9]).
Car à ces recettes, s’ajoutent des économies résultant de couts plus faibles. Par exemple, quel que soit le niveau[10], les coûts de formation dans l’apprentissage sont moins élevés que dans les formations académiques. Ainsi, dans les formations supérieures, le cout moyen en apprentissage est de 9 900 euros et de 12 240 dans les universités et 13 300 pour l’ensemble des établissements.
Ces coûts sont susceptibles d’augmenter significativement en raison de la hausse des frais d’inscription. Une évolution qui pourrait être signe d’une évolution à “l’anglo-saxonne” de notre système.
6. Un frein au développement d’un système à deux vitesses
En 2023, 26,5 % des étudiants en France étaient inscrits dans l’enseignement supérieur privé, une part qui a triplé depuis 2011. Cette hausse est due à plusieurs facteurs, en particulier un encadrement plus élevé des étudiants, l’attractivité des cursus et la diversification des programmes perçus comme davantage professionnalisants que l’enseignement public.
Les Français ne s’en rendent pas compte mais l’enseignement en France est exceptionnellement peu cher pour les jeunes et leurs familles… pour combien de temps ?
Les couts de scolarité sont, en moyenne, bien en deçà de nombre de pays, notamment de ceux pratiqués en Grande-Bretagne ou États-Unis. Selon le Pew Research Center, la dette étudiante américaine atteignait, en juin 2024, environ 1 700 milliards de dollars, soit une augmentation de 42 % en dix ans. Un quart des adultes de moins de 40 ans sont concernés par cette dette, contre seulement 4 % des plus de 50 ans. La dette médiane par emprunteur de niveau Bachelor est d’environ 25 000 dollars, mais pour un diplômé de troisième cycle sur quatre, elle dépasse les 100 000 dollars. Il n’est pas rare que deux générations, au sein d’une famille, soient endettées.
L’augmentation des frais d’inscription en France est certaine. À la rentrée 2025, les couts de scolarité de HEC ont franchi la barre des 70 000 euros. Au-delà, les frais d’inscription des établissements privés lucratifs ont doublé en 10 ans. Cette évolution s’annonce durable au regard des besoins de financement des écoles mais aussi de la baisse démographique : la concurrence entre établissements va s’exacerber et les stratégies se différencier. Certains vont miser sur l’excellence avec de forts couts de scolarités. D’autres privilégient des frais plus modestes pour être attractifs pour le plus grand nombre.
L’apprentissage, dont le financement ne repose pas sur les jeunes, est à la fois un frein et un pare-feu à cette évolution, quelle qu’en soit l’ampleur. La bulle spéculative des écoles du supérieur, qui s’est constituée à partir de 2020/2021, va se dégonfler dans les trois années qui viennent. Cette évolution, qui ne se fera pas sans dégâts, va contribuer à clarifier les ambitions et motivations de chaque école, y compris en matière d’apprentissage.
C’est fort de ces constats, incluant ceux portant sur l’ensemble de l’enseignement supérieur (voir partie 1) que l’opportunité de développer l’apprentissage dans le supérieur devrait être appréciée.
Walt – Quintet – Les Acteurs de la Compétences – Tribune Octobre 2025
Ces constats résultent en garande partie d’une conception très française qui consiste à considérer que la pensée prime sur le geste, le savoir sur le savoir-faire, la voie académique sur les autres voies de formation.
Mais il faut regarder au-delà.
Pour désagréables que soient les performances du système français dans l’absolu et comparées aux autres, elles sont aussi la traduction d’évolutions considérables que certains n’hésitent pas à qualifier de civilisationnelles[11] et ne sont pas propres à notre pays.
La massification de l’enseignement supérieur, jusqu’à maintenant comprise comme la condition et le marqueur de la vitalité d’une société développée, tant sur le plan social, économique mais aussi démocratique, a atteint ses limites et ne répond plus ni aux aspirations individuelles ni aux enjeux collectifs.
Il y a tout lieu de penser que le développement de l’intelligence artificielle, y compris dans les pratiques éducatives et professionnelles, ne fera qu’accroitre cette rupture. Du moins si on ne revisite pas fondamentalement nos conceptions et pratiques.
L’enseignement supérieur doit contribuer au rayonnement de la France et intégrer les multiples enjeux de souveraineté, il doit davantage être un facteur de promotion sociale et, ce, tout au long de la vie professionnelle.
Dans ce contexte, avançons quelques convictions qui sont autant de propositions à débattre.
Il faut tout repenser :
Vérifier et garantir la maitrise des bases à chaque marche de l’escalier et aux paliers clefs : fin du primaire, fin du collège, fin du lycée. Ce qui veut dire affecter des moyens pour accompagner les éléves en difficulté et multiplier les dispositifs passerelles.
L’enseignement supérieur, demain, devra se repenser autour de trois types de compétences, toute maitrise de compétences de base vérifiée :
– Le développement de l’analyse et de l’esprit critique ;
– Le développement de la maitrise du geste technique ;
– Le développement de la capacité à travailler en communauté.
À tous les niveaux, il faut diversifier les modalités pédagogiques.
Il faut rendre effective la promesse républicaine de l’égalité d’accès à tous les niveaux, ce qui n’exclut pas que le nombre d’étudiants doit proportionnellement diminuer.
L’accès à la formation continue doit être renforcé. L’avenir de l’enseignement supérieur est aussi celui de son développement dans ce domaine. Mais universités et écoles devont adapter pédagogie et rythme en conséquence.
Pour des raisons pédagogiques et pratiques, les séquences les plus longues se feront majoritairement… en alternance.
Gageons qu’un étudiant qui a fait une partie de ses études en qualité d’apprenti n’en sera que plus à l’aise.
Bref, l’avenir de l’enseignement supérieur est dans le développement de son accès tout au long de la vie professionnelle, dans une professionnalisation croissante, ce qui ne se confond pas avec l’adéquationnisme, et avec une part accrue d’alternance..
Entre les constats du présent et les perspectives d’évolutions, l’apprentissage apparait comme une partie du remède.
Il ne servira à rien d’injecter massivement de l’argent si on ne revisite pas les principes et pratiques actuels du système éducatif. L’évolution de la démographie, autre défi, devrait nous y inciter et ,vraisembablement, faciliter les changements nécessaires.
Ne nous y trompons pas, c’est une question de société qui nous est posée.
- [1] APEC, Rechercher son alternance dans le supérieur, Mars 2025↑ retour
 - [2] MEN, Depp, Insertion professionnelle des apprentis de niveau CAP à BTS deux ans après leur sortie d’études en 2022, note d’information n°25-39, Juin 2025↑ retour
 - [3] Recentrer le soutien public à la formation professionnelle et à l’apprentissage, Contribution à la revue des dépenses publiques, Cour des comptes, Juillet 2023↑ retour
 - [4] APEC, L’alternance dans le supérieur, Octobre 2024↑ retour
 - [5] Fédération Syntec en partenariat avec Walt, Étude sur l’impact socio-économique de l’apprentissage, Octobre 2023↑ retour
 - [6] SIES, MESR, L’apprentissage dans le supérieur en 2024, note flash n° 2025-21, Septembre 2025↑ retour
 - [7] SIES, MESR, Les boursiers sur critères sociaux en 2024-2025, note flash n°2025-23, Septembre 2025↑ retour
 - [8] Asteres pour GEE, L’apprentissage dans le supérieur : un investissement créateur de valeur, Septembre 2021↑ retour
 - [9] Goodwill pour Walt, L’apprentissage, quel impact pour les finances publiques, Novembre 2021↑ retour
 - [10] DEPP, MEN , En 2024, 197,1 milliards d’euros consacrés à l’éducation, soit 6,8% du PIB, note d’information N°25.52↑ retour
 - [11] Laurent Alexandre, Olivier Babaud, Ne faites plus d’études, Editions Buchet Chastel↑ retour
 

